Support : Section I, début du dialogue entre A et B, de « Ô Aoutourou… » à « Vous le saurez. »
Problématique : Comment le recours à un personnage « étranger » permet-il de porter un regard neuf sur la société européenne ?
Intro
Situer le passage :
Cet extrait du SVB se situe peu après le début du conte philosophique écrit par Diderot en 1772. Il met en scène 2 personnages anonymes, A et B, qui discutent du Voyage de Bougainville, récit de la circumnavigation effectuée par le mathématicien et navigateur français Louis-Antoine de Bougainville en 1766-1767.
Dans ce passage, B vante à son interlocuteur le bonheur des Tahitiens, en évoquant le jeune Aotourou, que Bougainville avait ramené en France et qui est retourné dans son pays, n’ayant pas pu supporter les contraintes de la vie en Europe. Aotourou mourra d’ailleurs pendant son voyage de retour.
Dégager les axes de lecture
A travers ce texte, on s’intéressera à la manière dont Diderot critique la société européenne à travers le regard neuf d’un « bon sauvage ». Pour cela, on étudiera d’abord le point de vue du Tahitien, qui permet de donner une véritable leçon de relativisme au lecteur, puis dans une deuxième partie on verra comment Diderot parvient à rendre son récit vraisemblable, à travers le dialogue entre A et B.
Axes de lecture
I Une leçon de relativisme
A) L’œil du sauvage
àLe choix d’un point de vue extérieur pour juger la société française est un procédé récurrent dans la littérature du XVIIIème siècle. Le Huron dans L’ingénu (1767) ou l’habitant de Sirius dans Micromégas de Voltaire (1752) portent un regard faussement « candide » mais distancié sur nos propres usages.
àDès le début de l’extrait A interroge en pensée Aotourou (« Que leur diras-tu de nous ? »), ce qui déplace le regard du sauvage vers le civilisé et non l’inverse comme l’on s’y attend d’ordinaire.
à Mais c’est B qui répond en l’absence d’Aotourou ð l’opinion hypothétique d’Aotourou sur la société française, filtrée par B, est donc doublement subjective et sujette à caution.
ð C’est bien l’auteur et le philosophe des Lumières qui s’exprime à travers B.
B) Une théorie linguistique et philosophique
à esquisse d’une théorie : on passe du cas particulier d’Aotourou (« tu seras content », « que leur diras-tu ? ») à une généralisation sur son peuple (« l’Otaïtien », « il n’entend rien» « il n’y voit »)
à une théorie linguistique : adéquation entre le langage et la pensée ð le Tahitien qui ne possède qu’un langage rudimentaire, a donc une pensée limitée (« peu de choses et qu’ils ne croiront pas », « il ne trouvera dans sa langue aucun terme correspondant [aux choses] dont il a quelques idées).
à une théorie philosophique partagée par Diderot et de nombreux autres philosophes : les sociétés évoluent comme les animaux, càd qu’elles naissent, grandissent, vieillissent et meurent. ðpour Diderot, les sociétés sauvages sont jeunes et manquent de maturité,d’où les négations « il n’entend rien », il n’y voit rien », qui montrent la trop grande jeunesse d’Aotourou mais les sociétés civilisées sont trop mûres et par conséquent déjà entrées dans un processus de dégénerescence.
Quand il écrit le SVB, Diderot est entre le projet encyclopédique et son séjour en Russie auprès de Catherine II. Il pense qu’une société relativement jeune mais cependant avancée, comme la société russe, pourrait représenter la société idéale, à mi-chemin entre les 2 autres. C’est probablement dans cet esprit qu’il accepte l’invitation de la tsarine en 1773. Elle ne sera pourtant pas le « despote éclairé » que le philosophe appelle de ses vœux, malgré les leçons de philo quotidiennes qu’il lui donnera, ainsi que les réformes qu’il lui proposera.
II Une fiction vraisemblable
A) Fable et vérité
à scepticisme de A devant l’exagération avec laquelle B présente la société tahitienne comme supérieure.
à étonnement devant la critique de nos mœurs par son interlocuteur : « En vérité ? »(problème de la véracité du récit)
à mise en doute de la bonne foi de son compagnon « Est-ce que vous donneriez dans la fable d’Otaïti ? ».
ð le personnage est bien là pour porter la contradiction (et pour exprimer les doutes de Diderot lui-même), même s’il n’hésite pas à admettre que B a raison : « Il semble que mon lot soit d’avoir tort avec vous jusque dans les moindres choses.»
ðCela évite à Diderot de s’enfermer dans un discours univoque et dogmatique : il prend ainsi une saine distance critique sur ses propres idées, et le lecteur avec lui.
ð ses interventions donnent du poids aux propos de B
à A= le lecteur (ou Diderot face à lui-même)
ð procédure de vérification typique des Lumières : ne pas confondre la vérité avec la vraisemblance et « pren[dre] pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, et pour vraisemblable ce qui est vraisemblable. » (article « Philosophie » de l’Encyclopédie, de Dumarsais, revu et corrigé par Diderot)
à Diderot, auteur d’un récit romanesque, doit se préoccuper de la vraisemblance du récit : comment, à la fin de l’extrait, faire admettre au lecteur que Bougainville a compris le langage du Tahitien (qui ne parle pas encore français) et que celui-ci puisse user d’un langage aussi soutenu ? ð invention d’une traduction en espagnol que lit Bougainville pendant le discours et don de « l’éloquence » à « ces gens-là ». (= grosse ficelle)
B) Mise en abyme
à Le Supplément dans le SVB : son utilité est de donner un cachet authentique à l’œuvre mais aussi, puisqu’il s’agit d’une fiction littéraire, à faire comprendre au lecteur qu’il doit garder un certain recul critique par rapport aux propos échangés à son sujet.
à l’invitation faite à A de passer le préambule : « Passez le préambule qui ne signifie rien » laisse penser que le passage suivant, càd le discours du vieillard tahitien, est réellement important par son sens et son contenu.
à Le lecteur, un peu surpris par l’évocation de l’œuvre à l’intérieur de l’œuvre peut en déduire les intentions de l’auteur : ce n’est pas la vraisemblance qui est importante, ce sont les idées développées.
Conclusion
Diderot évoque ici un sauvage confronté à la société française. Le point de vue de ce personnage lui permet de critiquer la société française. L’auteur se fonde sur des faits réels, la venue du véritable Aotourou en France à la suite de Bougainville,
Il s’agit véritablement d’un texte inaugural, qui annonce clairement la relation maître-élève qui unit B à A, et la comparaison qui va se dérouler sur tout le SVB entre les mérites respectifs des sociétés tahitienne et européenne.
D’autres auteurs, tels que Montaigne dans Les Cannibales ou Montesquieu dans Les Lettres Persanes,
utilisent ce même procédé qui consiste à faire voir la société française à travers le prisme du regard neuf d’un « étrange étranger » (cf. Prévert), en se fondant sur un fait réel et attesté : la rencontre de trois cannibales à Rouen en 1652 pour Montaigne ou bien la visite d’un ambassadeur persan à la cour de Louis XIV, en 1714 pour Montesquieu.